Les raisons de la colère
Beyrouth, le 17 octobre 2019. Un simple tweet lancé par le Ministre des télécommunications préconisant d’imposer une taxe mensuelle de six dollars par habitant suffira à mobiliser des milliers de Libanais en colère dans les rues de la capitale. Malgré l’annonce quasi-immédiate du retrait de cette mesure, le nombre des manifestants n’aura de cesse d’augmenter de jour en jour, dans toutes les villes du Liban.
Ce tweet, vécu comme une énième humiliation, n’était qu’un arbuste qui cachait la forêt. Les causes de la colère des Libanais sont profondes et puisent leurs origines dans une crise du régime confessionnel qui a conduit au fil des années à la mise en place d’un système clientéliste, clanique et corrompu.
Népotisme, dynasties familiales qui perdurent depuis des décennies au pouvoir, le Liban vit une crise de représentativité et de gouvernance, décuplée par la mauvaise gestion de l’afflux des réfugiés syriens, l’absence de réformes administratives et institutionnelles, et un marasme économique sans précédent. Paupérisation de la classe moyenne, dette démesurée, 30 % de chômeurs, les Libanais crient leur colère face à un État failli, qui a perdu toute légitimité et toute moralité.
D’ailleurs, quelle est la crédibilité d’un État qui a démontré son incapacité à éteindre les incendies qui ont ravagé le pays, du nord au sud, et qui a dû compter sur l’aide de la Turquie, de la Jordanie, de Chypre, et plus ironiquement de la pluie, pour mettre fin à cette destruction massive de son écologie ?
Tant d’exaspération face à un modèle étatique en perte de vitesse a fédéré des centaines de milliers de Libanais à travers tout le pays, dans un mouvement de revendications sans précédent. Au-delà de l’appel à mettre fin au système confessionnel et au pouvoir incontesté d’un chef de communauté Zaïm(1), les Libanais ont manifesté avant tout leur désespoir et une quête de dignité.
Particularité du soulèvement
Le cas libanais fait écho à certains slogans de « dégagisme » que les jeunesses algérienne, tunisienne, égyptienne, syrienne ont scandé, et qui détonnent par leur côté inédit.
Si la rue libanaise s’est déjà mobilisée à travers son histoire, le soulèvement populaire d’octobre 2019 est sans précédent. Il frappe par sa durée – les Libanais sont dans les rues depuis plusieurs semaines – et par son étendue transcommunautaire, au-delà des clivages pourtant si ancrés dans le confessionnalisme du pays.
Toute la classe politique est vilipendée par des populations de régions qui, jusqu’à tout récemment, ne manifestaient pas ou n’osaient pas manifester : les manifestations n’ont pas cessé dans la ville de Tripoli, au nord du Liban, pourtant si peu encline aux soulèvements populaires, ainsi que dans les villes de Nabatiyeh et de Tyr, au sud du Liban, qui habituellement idolâtrent leurs leaders chiites.
Relevons la présence notable de femmes, qui prennent part à ce soulèvement et forcent l’admiration, l’agrégation des jeunes et des moins jeunes, des bien nantis, et des défavorisés qui, en définitive, n’aspirent qu’à jouir des prestations les plus élémentaires qu’un État devrait assurer : l’ordre public et des services publics fonctionnels pour tous.
Aujourd’hui, ce soulèvement est soutenu par les différentes Églises et notamment l’Église maronite qui appelle de ses vœux à la formation d’un gouvernement restreint, dans lequel seul le mérite ferait critère pour mettre au pouvoir une nouvelle élite. Les milieux universitaires, à l’instar de l’Université Saint Joseph et de l’Université américaine, y contribuent, avec une déclaration commune : elles exhortent à l’unité du pays et à prendre part à ce soulèvement.
Quel avenir?
Bien que les médias télévisés relaient tous les jours des scènes d’une grande beauté – à l’image de cette chaîne humaine constituée de libanais soudés sur 170 km, ou de ce disc-jockey qui anime les manifestations à Tripoli – les risques qui guettent l’avenir du pays sont nombreux.
Après des semaines de manifestations, le risque le plus tangible est celui d’un effondrement économique et financier. Le marché noir du dollar a prospéré, le risque d’affluence vers les banques laisse craindre le pire. Le risque institutionnel est prégnant. Bien que le gouvernement Hariri ait démissionné le 31 octobre dernier, la probabilité que Hariri soit reconduit dans ses fonctions de Premier ministre est grande. Auquel cas, sans changement drastique, nous pourrions assister à une irruption de la violence dans les rues.
Par ailleurs, les partis politiques au pouvoir n’ont pas dit leur dernier mot. Le dimanche 3 novembre, les partisans du Président Michel Aoun ont manifesté en faveur de ce dernier. Le risque d’une dérive sécuritaire, où la rue libanaise se diviserait, avec un retour aux sentiments d’appartenance communautariste, est palpable.
Une question de fond persiste : sommes-nous suffisamment mûrs pour nous penser arrivant un jour à une démocratie, où le sentiment d’appartenance nationale primerait sur les intérêts communautaires ? Sommes-nous prêts à mettre fin au système confessionnel qui nous gangrène ? Est-il paradoxalement dans notre intérêt d’y mettre fin ? La grande famille libanaise a de nombreux éléments qui l’unissent. Puisse-t-elle toujours s’en souvenir.
Avec Nayla Haddad / Mission Universelle
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