C’est pour soutenir les prêtres des Missions Etrangères de Paris que la bienheureuse Pauline Jaricot, fondatrice de l’œuvre de la Propagation de la Foi à l’origine des OPM, a eu l’idée astucieuse de son réseau de collecte de fonds, le « sou » pour la Mission, mais aussi de la première chaîne de prière du monde : le Rosaire vivant. Le partenariat des OPM avec les MEP s’enracine dans cette volonté commune d’annoncer l’Evangile aux quatre coins de la terre.
Découvrez le témoignage de Lyne, volontaire MEP en Thaïlande : « Changer de regard pour changer des vies ».
« C’est son karma » : quand le handicap rime avec isolement en Thaïlande. Un regard d’infirmière volontaire entre souffrance, croyances et résilience.
Au coeur d’un bidonville thaïlandais, un homme est assis par terre, au bord d’une rivière. Son regard est perdu dans le vide. Il est seul. Son corps, autrefois fort, est désormais figé par le handicap. Autour de lui : des déchets, des bouteilles d’urine, etc., vestiges d’une existence qu’il semble avoir abandonnée. Tout dans cette scène donne l’impression que le temps s’est arrêté. Lorsqu’on interroge son frère sur l’absence de soutien, sa réponse tombe, froide et tranchante : « Il ne m’a jamais aidé lorsqu’il était valide ; maintenant, c’est son karma. » Cette phrase m’a frappée. En Thaïlande, pays profondément marqué par le bouddhisme, le handicap est parfois perçu comme la conséquence d’actes passés, une sorte de dette karmique à expier. Mais que signifie grandir dans une société où le destin semble scellé d’avance par des croyances ? Et surtout, comment certaines personnes parviennent-elles à dépasser ces représentations pour aimer et accompagner des proches perçus comme punis ?
Le poids invisible du karma
La Thaïlande compte environ 95 % de bouddhistes. Dans cette tradition, le karma – littéralement « actions » – désigne les actes intentionnels posés au cours de la vie. Ces actes laissent des empreintes et influencent non seulement l’existence présente, mais aussi les vies futures. Il s’agit d’un système de cause à effet, de dettes et de mérites, qui façonnent le destin. Ainsi, de nombreuses personnes considèrent le handicap comme une punition pour des fautes passées. Cette souffrance est perçue comme nécessaire et inévitable, à accepter pour espérer une meilleure réincarnation. Ce regard karmique engendre une forme de fatalisme. Peu d’efforts sont alors faits pour accompagner ou soigner les personnes en situation de handicap. Lors de mon arrivée comme infirmière volontaire, je croyais pouvoir répondre aux souffrances par des traitements, des gestes médicaux. Mais j’ai vite compris que soigner ne se résume pas à des prescriptions : il s’agit aussi de rassurer, de démystifier, de redonner de l’espoir et de l’humanité à des êtres blessés, physiquement et intérieurement.
Rejet social et abandon familial
En Thaïlande, la famille est traditionnellement un pilier fondamental. Pourtant, lorsqu’un membre devient « un poids », perçu comme malchanceux ou porteur de malédiction, il peut être rejeté. Certaines familles cachent même leurs enfants handicapés par honte ou peur du regard social. Le handicap devient alors une source de honte, de silence et d’isolement.
Dans ce contexte culturel, mon rôle ne consiste pas à juger. Il s’agit de comprendre, d’accompagner et d’agir avec respect. Mais cela soulève des questions difficiles : peut-on vraiment prendre soin d’autrui sans remettre en question des croyances aussi profondément enracinées ? J’ai appris à avancer avec patience, en tâchant de voir la souffrance tant mentale que physique, tout en tenant compte des réalités du quotidien.
Quand la croyance écrase la volonté de vivre
L’homme évoqué plus tôt a été amputé d’une jambe suite à une plaie infectée. Officiellement, il vit avec sa famille. En réalité, il est seul. Il aurait les capacités d’être autonome, mais plongé dans la dépression, abandonné, il ne fait plus aucun effort.
La croyance selon laquelle il mérite sa souffrance semble l’enfermer dans une résignation profonde. Ce cas n’est pas isolé. Dans d’autres foyers, j’ai vu une femme ignorée par son fils, vivant dans ses excréments, invisible aux yeux de sa propre famille. Le fait de vivre sous le même toit n’implique pas toujours présence ni soin. Cela illustre tragiquement le manque d’attention et de prise en charge dans certains bidonvilles.
Angel’s Home : un havre de vie au coeur de la marginalisation
Au milieu de cette réalité brutale, il existe des oasis d’humanité. Angel’s Home, le centre où je suis volontaire, accueille enfants et adultes handicapés issus des bidonvilles, souvent abandonnés. Là, l’amour remplace la malédiction. Des mères, parfois rejetées par leur famille, y prennent soin de leurs propres enfants, mais aussi d’enfants qui ne sont pas les leurs.
Ce contraste est saisissant. Comment certaines mères parviennent-elles à aimer et à servir, là où d’autres rejettent ? Ces enfants reçoivent des soins, une éducation adaptée et, surtout, une présence. Ce n’est pas qu’une question de moyens : c’est une question de regard, de dignité, de foi.
La transformation des mères : du rejet à la tendresse
Dans le bouddhisme thaïlandais, une naissance avec un handicap est souvent considérée comme une faute de la mère. Le père, lui, est rarement concerné. Cela conduit à l’isolement, à la culpabilité, à l’abandon. Certaines femmes arrivent à Angel’s Home brisées, persuadées d’être maudites.
Mais, peu à peu, à travers le soutien d’autres mères, des retraites spirituelles, des temps de parole et d’écoute, un chemin s’ouvre. Ces femmes comprennent qu’un enfant, quel que soit son handicap, est un être digne d’amour. Elles apprennent à valoriser les capacités plutôt que les manques. Elles retrouvent confiance, espoir et tendresse.
La foi chrétienne comme levier de transformation
Les temps de prière et de méditation sur la parole de Dieu jouent un rôle central dans cette reconstruction. Entendre que Jésus aime leur enfant tel qu’il est, a bouleversé certaines mères et a joué un rôle dans le processus d’acceptation. Le message chrétien permet de voir l’enfant non plus comme un châtiment, mais comme une personne précieuse.
Ce qui est encore plus bouleversant, c’est que certaines mères finissent par s’occuper d’enfants qui ne sont pas les leurs. Elles qui, au départ, refusaient tout « fardeau supplémentaire », se mettent à aimer, à soigner, à s’engager. C’est un véritable miracle. Là où le karma pouvait enfermer, la foi ouvre un chemin d’espérance et de réintégration. Le parcours des personnes en situation de handicap en Thaïlande révèle une réalité douloureuse, façonnée par des croyances karmiques et des normes sociales rigides. Trop souvent, le handicap y est perçu comme une punition, conduisant à la marginalisation. Pourtant, des lieux comme Angel’s Home montrent qu’un autre chemin est possible. À travers le soutien moral, spirituel et communautaire, la transformation s’opère. En tant qu’infirmière, j’ai compris que la guérison passe aussi par le regard. Il ne s’agit pas simplement de soigner un corps, mais de reconnaître la valeur infinie de chaque vie, quelle que soit sa fragilité. Ce que j’ai vu et vécu ici me pousse à croire qu’un changement est possible, lentement, en respectant les croyances, mais aussi en semant d’autres graines : celles de la dignité, de la compassion et de la foi en l’humanité.